Le Jacquemart de Dijon, une histoire belge

Article publié le 7 mai 2016

Le plus vieux citoyen dijonnais est né à Courtrai, avant 1382. Immigré de force, les habitants de la ville l’ont depuis pris d’affection. Ils lui ont trouvé une femme, Jacqueline, en 1651, et le couple a eu deux enfants: Jacquelin, né en 1715, et Jacquelinette, qui rejoint le clan en 1884. L’histoire est méconnue, et certains faits admis pour vrais sont erronés. Jondi a enquêté.

Horloge du Jacquemart © Stephane Compoint

Portrait de la famille Jacquemart vue du ciel © Stéphane Compoint

1 – Jacquemart, 269 ans de célibat

« L’homme qui fiert du martel », comme on l’appelait alors, est né avant 1382 et les premières personnes qu’il a réveillées en sonnant la cloche sont les habitants de Courtrai, en Belgique. Philippe le Hardi, qui avait mis la ville à sac, rapporta l’horloge comme trophée, elle qui faisait la fierté de la région. « L’ouvrage le plus beau qu’on pût trouver deçà ni delà la mer », comme l’a décrit le chroniqueur médiéval Jean Froissart, est monté dans les mois qui suivent sur une tour de l’église Notre-Dame.

Brisé pendant le transport par char à bœuf, le timbre est refondu, mais pour en faire un beaucoup plus volumineux en y ajoutant du métal. Au final, « la cloche flamande n’est entrée qu’en très faible proportion dans la combinaison nouvelle »(1). Celle que l’on peut voir aujourd’hui pèse 3400 kilos.

A l’origine, le mécanisme, « beaucoup plus simple », comprend « un seul personnage pour frapper les heures ». « Ce n’est que beaucoup plus tard, vers 1517 seulement, qu’on l’appela Jacquemart [ndlr: en réalité, le nom de Jaquemart – sans c – apparaît pour la première fois dans un inventaire des biens de Marguerite de Bavière, veuve de Jean sans Peur, en 1423(2)] ; sa compagne, Jacquette, ne semble entrer dans l’histoire qu’en 1651 ».

Manten et Kalle, les "Jacquemart" remplaçants de Courtrai. Photo DR

Manten et Kalle, les « Jacquemart » remplaçants de Courtrai. Photo DR

Du côté de Courtrai, selon des chercheurs du XIXe siècle, il n’aurait fallu que trois ans pour remplacer l’exilé par deux personnages, Manten et sa femme Kalle. A prendre avec précaution, puisque ces historiens belges pensaient que Jacquemart lui aussi avait été exilé de force en compagnie de sa dulcinée. Or il était bel et bien seul (s’il existe un site équivalent de Jondi là-bas, genre « TraiCour » et qui nous lit, merci de mener l’enquête). Quoi qu’il en soit, Manten et Kalle n’ont apparemment pas eu d’enfants (la page française de Wikipédia dit le contraire de la photo…): en 1961, le maire de Dijon, le chanoine Félix Kir, est invité à l’inauguration des deux automates rénovés.

En 1651 donc, Jacquemart est restauré, à tel point qu’il est méconnaissable. Dans une pièce écrite en patois et intitulée « Mairiaige de Jaiquemar »(3), le poète bourguignon Jean Changenet, qui était aussi « un fameux vigneron de Dijon », raconte:

« Je ne sais si j’avais trop bu,

Ou si j’avais la berlue,

Quand je le vis l’autre jour;

Mais je ne puis tomber d’accord

Que c’est Jacquemart en personne.

Pour Jacquemart, c’était un homme

De courte taille, assez mal fait,

Qui ressemble à ces Esope

Qui s’en vont serrant les épaules,

Qu’il semble voir de pauvres diables;

Mais celui-ci, tout à rebours,

Est là comme un homme bien fort,

Comme un Roland, un Hercule,

Grand et puissant comme Laguesse;

La mine d’un homme fâché,

Il semble qu’il veuille tout briser… »

(…)

Le nouveau Jacquemart est grand, beau et fort, autrement dit nettement moins bien que l’ancien. Mais surtout, on lui a donné une femme.

2 – Le « mairiaige » de Dame Jacquette

On attribue souvent, à tort, à ce « Mairiaige de Jaiquemar », la responsabilité de cette union, sous prétexte qu’il raillerait le célibat du sonneur de cloche. Et pour cause, cette thèse a été relayée par l’historien Henri Chabeuf dès 1897(4). La simple lecture du poème prouve qu’au contraire, il n’a été écrit qu’après l’arrivée de « Dame Jacquette », dont il loue la fidélité à toute épreuve:

« Tout auprès de lui, une femme

Belle et bien grande, et en embonpoint,

Qui ressemble la lune en plein;

Son habit à la parisienne,

Elle ressemble dame Hélène, [ndlr: une cabaretière]

Qui demeure au-dessus du Bourg,

Qui fait la fête tous les jours.

Les femmes sont à chercher

Pourquoi Jacquemart eut l’envie

Et le vouloir de s’en aller

Si longtemps de çà de là,

Pour amener cette enveloppe.

Qu’elles sachent bien que dans l’Europe

Il n’y en a pas une telle.

Elle est faite d’un tel mortier,

Que jamais elle n’a affaire

De médecin, d’apothicaire;

De barbier elle s’en soucie moins

Qu’on ne le fait d’un sale essuie-main;

Et c’est la femme la plus sage,

Et la plus propre au mariage

Que jamais la terre ait portée.

Elle est si pleine de bonté,

Que si Jacquemart lui cherche querelle,

Elle a si peur qu’il ne soit triste,

Qu’elle ne fait que sa volonté. »

Le poème n’étant pas daté, il faudra se débrouiller autrement pour attribuer un acte de naissance à la femme de Jacquemart. On sait qu’elle n’était pas là, bien que « dans les tuyaux », en 1650, comme l’atteste une délibération de la Chambre de ville de Dijon: « Au cas que l’on voulût ajouter à Jaquemart une autre figure, faisant un même effet, l’entrepreneur sera tenu d’en faire les mouvements pour soulager le timbre, qui étant toujours frappé au même endroit, s’use beaucoup. »(2) Et on sait aussi qu’en 1651, on alloue au peintre Nicolas Rollin la somme de 15 livres pour avoir peint « en huile » deux figures qui servent pour la sonnerie de l’horloge de Notre-Dame. Jacquette était née.

3 – Jacquelin, fils de puceaux

La famille Jaquemart à Dijon. © Bibliothèque municipale de Dijon - Copie à usage personnel uniquement

La famille Jaquemart à Dijon. © Bibliothèque municipale de Dijon – Copie à usage personnel uniquement

Coulant des jours heureux, il aura fallu une soixantaine d’années pour que le couple commence à trouver le temps long. En décembre 1714, Aimé Piron, père du poète Alexis Piron, signe, en patois lui aussi, une « Requête de Jacquemart et de sa femme, à messieurs de la Chambre de ville de Dijon. » En préambule, il y décrit le dévouement du vieux bonhomme pour ses habitants:

« Supplie humblement Jacquemart,

Elevé sur deux pals de fer,

Vers sa cloche, avec sa femelle,

L’un et l’autre enfants de la ville,

De vieille date, et dès le temps

De Jean sans Peur le fanfaron

Et disent qu’ils ont sans reproche,

Sans fredaine, et sans anicroche,

Toujours vécu dans Dijon

En braves gens, sur le donjon »

Aimé Piron en vient ensuite au but:

« Jacquemart et sa bonne femme,

Que j’estime une autre Suzanne,

Ont fait vœu de chasteté;

C’est pourquoi ils n’ont point d’enfants

Pour frapper sur leurs dindelles [ndlr: petites cloches]

Messieurs les régents de la ville,

Vous m’entendez, c’est que nous voudrions

Que vous leur en fabriquassiez

Pour que ce si digne horloge

Ne soit jamais dérangé,

Et que lui, elle et les enfants

Contentent les habitants. »

Un peu plus loin, le poète argumente une grosse opération de comm’ et plaide le rayonnement de Dijon, dans des vers qui font rimer Ville avec Hauteville, Messigny avec Bretigny, et Norges avec orges (priceless):

« Il faut voir comment après cela

Tous les habitants de la ville,

De Talant, de Daix, d’Hauteville,

D’Ahuy, de Vantoux, de Messigny,

D’Asnières, de Bellefond, de Bretigny,

De Clénai, Saint-Julien et Norges,

Quand ils auront vendu leurs orges,

Leur avoine, seigle et conceau;

Les villages du Pays-bas,

De la Côte et de la Montagne,

Leur froment, le jus de leurs vignes,

Viendront, en sortant du marché,

Jeunes et vieux, leurs yeux fixer

Sur Jacquemart, sur sa femelle

Et sur les enfants des dindelles. »

Les « messieurs de la Chambre de ville » acceptent la « requête », mais à moitié: quelques mois plus tard, le serrurier François Sonnois(2) ne donne qu’un enfant au couple: Jacquelin. Il est nu.

En 1938, lors d’une énième restauration des automates, on retrouve cependant un étrange manuscrit caché dans la tête de Jacquemart, qui suggère que « les figures de Jacqumart ont été construites par Joseph Maires, maître serrurier à Dijon », en 1740.

Document trouvé dans la tête du Jacquemart lors de sa restauration en 1938 © Bibliothèque municipale de Dijon - Copie à usage personnel uniquement

Document trouvé dans la tête du Jacquemart lors de sa restauration en 1938 © Bibliothèque municipale de Dijon – Copie à usage personnel uniquement

4 – Jacquelinette, enfant de la Révolution

1789, prise de la Bastille. « Qu’on détruise les signes du fanatisme, disait Bauffard. Le 16 janvier 1794, un apothicaire de la rue Chaudronnerie, nommé Bernard, se chargea des portails de Notre-Dame. On peut voir encore quelle a été sa réussite. » Dans ses notes du début du XXe siècle, l’abbé Reinert, qui détenait un impressionnant fonds d’archives(5), décrit cet homme « monté sur une échelle, besoignant tant qu’il y eut une statuette à marteler… » La famille Jacquemart échappe au massacre, sauvée par son rôle d’horloge municipale.

La famille "Jacmart" sur la tour de l'église Notre-Dame à Dijon © Bibliothèque municipale de Dijon - Copie à usage personnel uniquement

Après la Révolution française, la famille « Jacmart » en bleu-blanc-rouge porte la cocarde tricolore. © Bibliothèque municipale de Dijon – Copie à usage personnel uniquement

« A peine fut-il averti de cette attaque imprévue, que, charmé de montrer sa docilité, il fit orner son chapeau, la coiffe de sa femme Jacquette et le bonnet du petit Jacquelinet, d’une énorme cocarde tricolore […] qui, par la vivacité des couleurs, jeta un grand éclat sur toute la ville. »(3) Surtout que les personnages sont peints, Jacquemart en bleu, son fils en blanc et sa femme en rouge. Ils le resteront jusqu’en 1815: avec le retour de Napoléon, les trois couleurs trop connotées ne sont plus du goût de tout le monde. Sous la Restauration, ils arboreront le blanc.

En 1839, la plume de Victor Hugo himself décrit « jacquemart : un paysan, une paysanne avec leur enfant, en bois peint dans une cage de fer. Le père avec un gros marteau sonne les heures, la femme les demi-heures, l’enfant les quarts »(6). En réalité les personnages sont « en fer pour les ressorts et en tôle pour l’habillement »(3).

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, un échafaudage est monté pour restaurer la façade de l'église Notre-Dame.

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, un échafaudage est monté pour restaurer la façade de l’église Notre-Dame.

A partir de 1865, l’église est finalement restaurée, notamment les gargouilles. « À la fin d’octobre 1883, les échafaudages masquant la façade occidentale de Notre-Dame étaient enlevés. […] En juillet [1884], la maison parisienne Collin répara l’horloge et ajouta pour sonner les quarts un quatrième automate, que les Dijonnais nommèrent Jacquelinette. »(7)

La famille est au complet, il va maintenant falloir leur trouver un chien.

.

1 – THOMAS, Jules, Épigraphie de l’église Notre-Dame de Dijon, Ed. Nourry, Dijon-Paris, 1904.

2 – BAUDOT, Louis-Bénigne, Notice sur l’horloge de l’église Notre-Dame de Dijon, tirée de titres authentiques et inédits, Paris, 1835.

3 – BERIGAL, Pierre, L’illustre Jacquemart de Dijon, V. Lagier Libraire, Dijon, 1832.

4 – CHABEUF, Henri, Dijon à travers les âges, Damidot, 1897.

5 – Notes de l’abbé Eugène Ulysse REINERT, début du XXe siècle, Fonds Reinert, bibliothèque municipale de Dijon.

6 – HUGO, Victor, En Voyage – tome II (recueil de notes édité en 1910).

7 – JACQUIN, Pierre-Antoine, « Les restaurations néogothiques de l’église Notre-Dame de Dijon », Mémoires de la Commission des Antiquités du département de la Côte-d’Or, t. 39, 2000-2001, p. 276.

Photo de une © Stéphane Compoint – Toute reproduction sans autorisation est interdite.

Publié par Bertrand Carlier

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6 commentaires

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  1. Maurice CLEMENT

    Très bien,
    mais où sont passé les éperons d’or pris par les courtraisiens en 1302 , non rendus à la france lors du paiement de la rançon pour les chevaliers prisonniers et repris en 1304 et envoyés à dijon

    Plus de trace des éperons.

  2. Boitié

    Bonjour,

    Bonne idée ces petits articles mais juste dommage que se soit sur des histoires connues de tous puisque toutes ces infos gravitent déjà autour de Google.

  3. bob le clown

    En fait,la ville de Courtrai était assiègée et a appelé son allié Jean sans peur à son secours.Celui-ci a « délivré » lla cité mais n’a pas voulu faire le voyage à vide!
    Eh oui,les USA et l’URSS n’ont rien inventé

  4. Superchounet

    Bravo pour les articles de jondi, pour leur richesse et pour leur ton : ça fait du bien aux esprits curieux :-)

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